Entrepreneur français du numérique, ancien dirigeant de Lucent Technologies et BT International, François Barrault est aujourd’hui président du DigiWorld Institute, un think tank spécialisé dans l'économie numérique. À ce titre, il était jeudi soir l’invité de l’EPHEC pour sa rentrée académique, sur le campus de Woluwe-Saint-Lambert, où il est venu partager sa vision de la révolution technologique en cours.
« La tech n’a jamais été aussi disruptive »
Le constat est clair : entraînées par une triple révolution impliquant aussi bien le hardware (la puissance de calcul), que la connectivité (débit de transmission et latence) et le software (algorithmie), les technologies numériques connaissent un développement accéléré qui, selon François Barrault, « n’a jamais été aussi transformatif ou disruptif ». À l’image de l’intelligence artificielle générative, symbolisée par l’irruption de ChatGPT et d’autres outils, fin 2022. Même si, dit-il, il faut relativiser : « L’IA n’est pas quelque chose de nouveau. Moi, j’en fais depuis 1982. Elle a commencé, en quelque sorte, avec Aristote et Platon et l’invention de la logique, bien avant que l’équipe d’Alan Turing pose les fondements de l’algorithmie. »
La bonne nouvelle, c’est que la connaissance n’a jamais été aussi bien partagée : « Pendant des millénaires, la connaissance a été un outil de discrimination au service de ceux qui s’en réservaient l’accès. Aujourd’hui, on a levé ces barrières. On est passé de ‘I know, I am’, ‘Je sais, donc je suis’ à ‘I know, I share’, ‘Je sais, donc je partage’. C’est la technologie qui permet cela. J’ai une conviction forte : je considère que ‘l’énergie numérique’, comme je l’appelle, c’est aussi fondamental que l’accès à l’eau, à l’électricité ou à la nourriture. Connecter chaque enfant dans le monde à cette énergie numérique, c’est lui donner des chances égales aux autres. »
Intelligence augmentée
François Barrault n’ignore cependant pas les craintes suscitées par ce qu’il décrit comme un « déferlement technologique ». « Le plus gros problème aujourd’hui », reconnaît-il, « c’est celui de l’intégrité des données. La moitié des données qu’on trouve sur internet sont fausses. » Or, ce sont les mêmes données qui alimentent l’IA générative. « La vérification des données sera l’enjeu de la prochaine évolution majeure : l’algorithme ira vérifier 20, 50 ou 100 fois l’intégrité des données. ChatGPT ou les outils équivalents auront davantage de systèmes de contrôle et on aura quasiment 100% de bases de données fiables. L’évolution suivante sera celle de la contextualisation, avec des IA qui seront conceptualisées en fonction de l’industrie, qui intégreront le champ lexical et les pratiques ad hoc. Puis, on entrera dans la personnalisation, avec une IA qui apprendra à s’exprimer comme vous, avec votre humour et même vos tics de langage. »
De telles perspectives soulèvent bien entendu de nombreuses questions, notamment sur l’avenir des métiers. « Les métiers d’analyse vont disparaître dans leur forme actuelle. Cela concerne notamment les sociétés de consultance ou les cabinets d’avocats, qui vendent du temps pour aller chercher de l’information, étudier des cas… Cela, l’IA sera capable de le faire plus efficacement », explique François Barrault, qui préfère d’ailleurs parler d’intelligence « augmentée » ou « additionnelle » plutôt qu’artificielle.
« Si je prends une comparaison, ChatGPT a d’abord été comme un élève d’école primaire, puis un élève d’école secondaire, puis un assistant personnel. Il va devenir un chef de cabinet, mais ce ne sera jamais un ministre ; ce n’est pas à lui de prendre des décisions. »
Recentrage sur les compétences humaines
À ses yeux, ce ne sont pas tant certains métiers qui vont disparaître que certains profils : « Ceux qui sont peu ouverts aux émotions, qui ont peu d’intérêt pour l’humain. L’équilibre gagnant, ce seront les gens capables d’utiliser la technologie et qui sauront développer leur réflexion, leur empathie, leurs qualités d’accompagnement. »
Peut-être est-ce là la véritable révolution de l’IA : le recentrage sur les compétences humaines, dites « transversales » ou « comportementales » – en d’autres mots, les soft skills. Cela concerne bien entendu l’enseignement : « On peut imaginer que la technologie réorganise l'enseignement autour de l'élève, ses forces et ses faiblesses. Dès lors, le métier de l’enseignant va évoluer. Ce ne sera sans doute plus ce métier de ‘sachant’ qui transmet l’information à des apprenants, mais il restera plus que jamais nécessaire pour faire en sorte que les gens travaillent ensemble, réfléchissent ensemble, confrontent leurs avis, argumentent... Parce qu’on ne pourra pas travailler en ayant seulement recours à ChatGPT. Tout le temps-machine qu'on va pouvoir économiser sur un certain nombre de tâches plutôt répétitives, on va pouvoir le dégager pour des tâches à valeur humaine. »
De quoi, selon François Barrault, se montrer optimiste.